Quel est le propos de L'appel de Cthulhu ? (0/3)

  • Peathryn Loat
  • jeux

Quel est le propos de L’appel de Cthulhu ?

La première chose qu’on a coutume d’entendre lors des présentations ou des évocations de L’appel de Cthulhu est qu’il s’agit d’un jeu d’investigation. On insiste souvent sur l’adéquation d’un tel jeu pour faire de l’initiation, pour la simplicité de ses règles, pour l’aisance offerte par le cadre de son univers, et surtout pour le caractère pratique de la proposition du jeu : investiguer, c’est-à-dire mener des recherches. Pourtant, la finalité de L’appel de Cthulhu n’est pas l’investigation en tant que telle, car celle-ci n’en est que le moteur, la dynamique, le principe d’avancement de la diégèse. Les personnages sont appelés investigateurs, autrement dit des individus dont l’action en jeu va consister à explorer un cadre et démêler les fils d’un mystère. Pourtant, si le travail de dénouement de l’intrigue est central et constant, il n’en reste pas moins que l’enjeu premier de L’appel de Cthulhu est de confronter des personnages à l’horreur cosmique.

Certes, en lisant les différentes éditions du jeu, on se rend compte que l’intention des auteurs peut varier. Ainsi,  Sandy Petersen présente L’appel de Cthulhu comme « un jeu de rôle fantastique » dans lequel « les joueurs incarnent d’intrépides enquêteurs qui tentent de découvrir, de comprendre et finalement de détruire les horreurs ». Pareille définition annonce donc qu’une histoire se découpe en trois phases : la recherche qui justifie le terme d’investigateurs, la réflexion découlant des découvertes qui amènent donc les personnages à réfléchir sur les contenus insoupçonnés de la réalité dans laquelle ils évoluent, et l’action requise pour résoudre le problème présenté. En l’état, l’horreur n’apparaît qu’en second plan, comme accident découlant de la confrontation des personnages aux éléments du mystère. Sandy Petersen n’a pas écrit un jeu de rôle à l’image de ce qu’aurait pu faire Lovecraft, puisque le jeu, de la première à la quatrième édition, insiste sur la nécessité de tenter de conserver les mêmes personnages, et sur leur caractère intrépide ajoutant une touche d’ironie ou d’amusement qui n’est que rarement absente des pages de ces manuels de jeu. Sandy Petersen propose de jouer selon son propre mode de jeu, et dans les univers de Lovecraft et non un des univers (nous reviendrons sur ce paradoxe dans un prochain billet). L’appel de Cthulhu de Petersen se veut ainsi un monde peuplé de créatures, de fantastique, d’étrangetés, et l’horreur n’est pas le but premier revendiqué même si, par l’exploitation des nouvelles de Lovecraft, celle-ci est toujours bien présente.

Mais cette considération eut tout de même des conséquences sur la prise en main du jeu et la manière dont il fut joué par ceux qui le découvraient. Même si les joueurs de jeu de rôles s’approprient toujours à leur manière les outils, règles et recommandations que contient un manuel, ce dernier influence toujours le mode de jeu par sa tonalité qui est renforcée par l’esthétique des dessins et des descriptions, mais aussi par les explications et les notes d’intention. La cinquième édition corrigea un peu l’approche, en insistant beaucoup plus sur l’importance de l’atmosphère et l’expérience de l’horreur. Ainsi, dans les premières pages, le jeu n’y était plus défini comme fantastique mais comme un jeu d’horreur. Dès lors, l’enjeu n’était plus de lever le voile sur les mystères pour le plaisir de résoudre des énigmes et sauver la planète mais bien d’expérimenter une confrontation à l’épouvante.

Mais dans les faits, les habitudes des joueurs étaient tellement bien ancrées que peu de lecteurs prêtèrent attention à ces distinctions, chacun pratiquant le jeu selon ses envies, tendant à l’enquête policière distrayante (voire aux aventures picaresques en voyageant un peu partout) ou à l’inverse en allant vers une horreur pure, même si cette dernière approche ne semblait pas la plus pratiquée, au vu des scénarios proposés dans les magazines ou les suppléments au jeu qui tendaient souvent à la caricature. Cet état de fait fut consacré par la sixième édition française dont l’édition anniversaire à l’esthétique léchée réussissait le tour de force de proposer directement une création de personnage après soixante-cinq pages de rétrospectives sur les produits et les œuvres lovecraftiennes sans aucune référence au contenu réel du jeu, sans en expliquer les buts, les intentions ou les principes. Même la partie consacrée au meneur offrait de maigres remarques sur la gestion des règles et ne proposait aucune réflexion sur les manières de jouer, à part la distinction entre l’horreur pure, l’enquête occulte ou l’action rocambolesque qui n’était pas même analysée. Par conséquent, le propos du jeu n’était à aucun moment réfléchi ou explicité, et l’explosion de la quantité de règles n’allait véritablement pas dans le sens d’un effort pour supporter l’atmosphère, l’ambiance et l’immersion dans un monde épouvantable et horrifique.

Deux exceptions, cependant, sont à noter dans la masse de production des manuels de règles pour L’appel de Cthulhu : d’abord, la version régulée par le système D20 qui, malgré la récupération de termes ou d’approches issues de Donjons et dragons, faisait l’effort de consacrer huit pages à la construction d’une atmosphère horrifique ; ensuite, la septième édition américaine qui a le bon goût de proposer quarante pages de conseils et d’analyses sur la manière de mener une histoire horrifique, soit plus de réflexion qu'il n’en fut écrite en trente ans dans les neuf versions précédentes (1, 2, 3, 4, 5.1, 5.5, 5.6, 6, D20, sans compter les versions françaises, anglaises, japonaises et j’en passe). Pour autant, cette dernière édition ne pousse pas bien loin la réflexion sur le genre, le style et le rapport que le jeu entretient avec l’intention des œuvres de l’écrivain.

De nombreux jeux sont sortis en parallèle à celui de Petersen. Kenneth Hite proposa notamment Trail of Cthulhu (traduit par Cthulhu en français) avec une mécanique originale visant à résoudre un problème qu’il percevait dans les modalités des enquêtes et l’obtention des indices. Mais le principe même du jeu donnait un pouvoir de décision plus grand aux joueurs en les rendant responsables du type d’indice qu’ils allaient trouver, et le système de construction des diégèses structurait essentiellement une improvisation constante, ce qui avait pour effet d’enlever au monde un peu de sa résistance et de sa dangerosité pour se montrer plus fluctuant. Cette proposition était pratique pour générer de l’histoire avec rebondissements, mais très éloignée des modalités de construction d’histoire comme les créait Lovecraft (ce sur quoi il nous faudra aussi revenir ultérieurement).

D’autres propositions ont vu le jour au sein des « Story Games », du mouvement « Old school renaissance », des dérivations d’Apocalypse world. La plupart de ces jeux ont de l’intérêt, des mécaniques originales et intéressantes, et offrent une expérience de jeu pour chaque public spécifique. Mais tout comme Trail of Cthulhu, tous échouent à rendre compte adéquatement des intentions de Lovecraft et de la tonalité de ses œuvres, même s’ils en tirent des éléments et lui rendent de beaux hommages. Ce qu’entendent montrer les articles qui suivent, c’est qu’un jeu de rôles pourvu d’une atmosphère authentiquement lovecraftienne doit avoir une intention différente de celle d’offrir l’opportunité d’investiguer des mystères. C’est pourquoi ces billets présenteront une certaine lecture des règles et recommandations de L’appel de Cthulhu, de ses manques et de la manière de les pallier tout en revenant sur ce qui fait, fondamentalement, d’une histoire horrifique un conte véritablement lovecraftien.

La suite ici.

 

Diégèse et dragons -  Hébergé par Overblog