Quel est le propos de L'appel de Cthulhu ? (3/3)

  • Peathryn Loat
  • jeux

Peut-on générer de l’angoisse dans L’appel de Cthulhu ?

(suite de l'article 2, ici)

 

La plupart des jeux de rôles produits ne donnent que peu de clefs pour générer de l’émotion : quelques conseils, tout au plus, pour aider les débuts des meneurs de jeu, quasiment rien pour les joueurs. Les jeux à narration partagée ou story games en ont encore moins, arguant que leur système serait capable de pousser les joueurs à l’immersion ou à la production d’atmosphère. Il faudra y revenir dans un article consacré, mais aucun système de jeu ne peut produire une ambiance, aucune règle ou mécanique de structuration de récit, de répartition de la parole ou de résolution d’actions n’engendre d’atmosphère. Il suffit de regarder n’importe quelle partie de jeu de rôle sur internet, qu’il s’agisse de jeux avec ou sans meneurs de jeu, pour s’en rendre compte : la production d’atmosphère (quand il y en a une… vu que bon nombre de séances de jeu en podcast ressemblent plus à des commentaires et des gestions de situations rapportées) relève de la mise en scène, de l’interprétation, de la qualité de la description et des artifices concrets tels que la sonorisation, la luminosité, en limitant le bruit de froissement des paquets de chips et la lumière des téléphones portables.

On peut se rappeler à profit un article produit dans un vieux magasine de jeu (Jeux Descartes Plus, numéro un, trouvable sur Tentacules.net) : Entretenir une ambiance lourde et abominable dans L’appel de Cthulhu. L’article se veut un peu maladroit et se contente de donner quelques conseils pour les gardiens des arcanes sans expérience. Sa lecture révèle aussi une approche très générique du jeu d’horreur, et pas spécifiquement lovecraftienne. Nous voudrions justement montrer que, si les quelques conseils que prodigue cet article sont pertinents sur la manière de poser sa voix, utiliser la lumière et la musique, il passe à côté de ce qui devrait préoccuper le gardien des arcanes dans la construction de la diégèse collective (c’est-à-dire, dans le fait de raconter à plusieurs les événements horrifiques de l’univers). L’objectif du gardien ne saurait être de maintenir « la tension insupportable qu'il impose aux nerfs des Investigateurs, qui tentent désespérément de se sortir de l'aventure périlleuse concoctée par son esprit retors, sans perdre trop de points de Santé Mentale »[1]. Si la finalité du jeu est celle-ci, la séance, bien que potentiellement fort plaisante, est vouée à n’être qu’un récit haletant proche d’un thriller fantastique.

Or, on peut mieux faire, et on devrait.

 

Le point de vue de Lovecraft

Pour plonger les joueurs dans la quintessence de l’horreur lovecraftienne, il faut se rappeler, lors de la création d’histoire, de contextes et de personnages, que les intentions essentielles de l’écrivain ne portaient généralement pas sur les découvertes de secrets impies ou sur une lutte pour la survie. Ce que tâche de faire Lovecraft avant toute chose, c’est de produire une ambiance et générer de la sensation de peur en immergeant le lecteur dans cette atmosphère, ainsi qu’il le rappelle lui-même dans ses Quelques commentaires sur la fiction interplanétaire :

« C’est l’atmosphère, et non l’action, qu’il faut cultiver dans le conte merveilleux. On ne peut pas insister sur les événements eux-mêmes, puisque leur extravagance anormale les fait paraître creux et absurdes dès qu’on les met en évidence. De tels événements, même lorsqu’ils sont théoriquement possibles ou concevables dans l’avenir, ne possèdent ni fondement ni contrepartie dans la vie actuelle et dans l’expérience humaine, et ne peuvent donc jamais former la trame d’un conte adulte. Tout ce à quoi peut sérieusement prétendre un récit merveilleux, c’est être un portrait frappant d’un certain type de caractère humain. A partir du moment où il essaye d’être quoi que ce soit d’autre, il devient banal, puéril, et cesse de convaincre. Pour cette raison, un auteur de fantastique devrait s’attacher en priorité à suggérer subtilement – à user insensiblement de ces allusions et de ces détails dans le choix et dans l’association des composantes du récit qui servent à rendre les ombres d’une ambiance et contribuent à reconnaître une illusion imprécise de l’étrange réalité de l’irréel – et non à énumérer simplement des événements incroyables qui ne peuvent avoir ni sens ni consistance en dehors d’un brouillard de couleur et d’état émotif suggéré. Une histoire adulte et sérieuse doit être fidèle à un aspect ou à un autre de l’existence ; puisque les contes merveilleux n’y peuvent prétendre, il leur faut donc mettre l’accent sur un domaine dans lequel il soit crédible, c’est-à-dire un certain désenchantement ou une certaine inquiétude de l’esprit humain d’où il cherche à jeter des échelles impalpables pour échapper à l’exaspérante tyrannie du temps, de l’espace et des lois naturelles. »[2]

Tout gardien désireux d’appliquer ces principes à la construction des histoires doit prendre acte du fait que jamais les péripéties en elles-mêmes n’engendreront la sensation de peur à hauteur de ce que d’ambitieux participants à une histoire d’horreur sont en droit d’attendre. C’est la crédibilité de ce qui advient, la confrontation d’un personnage à un monde qui apparaît comme réaliste au joueur immergé dans le caractère de son avatar, qui donneront à la séance le terreau fertile à l’émergence de l’épouvantable. A ce titre, les dés, les règles, les commentaires, les rires, les chips, sont autant de facteurs compromettant la bonne marche de la dramaturgie collective et s’il n’est pas nécessairement requis de les bannir (d’autant que, dans le billet précédent, nous discutions de la légitimité de ces règles), il est essentiel de les maintenir comme un recours en coulisses occulté par l’orchestration du récit.

Toutefois, l’atmosphère ne se produit pas uniquement par les artifices théâtraux et la qualité de la prose mobilisée par le meneur de jeu et les dialogues des joueurs. Elle relève aussi des thèmes du récit qui ne découlent nullement des règles mais bien des choix d’événements et d’éléments de contexte. Comme le dit Lovecraft, l’individu concerné (lecteur dans le roman, joueur dans le jeu de rôle) doit éprouver un désenchantement ou une inquiétude dérivée de l’arrachement à un quotidien rassurant. Ce quotidien n’est pas seulement la tranquillité d’une vie normée, c’est aussi et surtout un système de valeurs, car le propos récurrent des histoires lovecraftiennes consiste dans la confrontation à la matérialité du monde, à l’insignifiance de l’existence humaine ou à la contingence insensée des représentations morales. Lovecraft, athée et matérialiste, entend choquer ses personnages tout autant que ses lecteurs en mettant en évidence l’inexistence d’une providence et de toute transcendance. C’est pourquoi les scénarii ou les campagnes de L’appel de Cthulhu devraient converger vers ce poids de la révélation ou de l’impossibilité pour le personnage ou le joueur de maintenir ses croyances rassurantes.

Tout individu confronté à une image ou une idée qui heurte profondément son système de valeurs vit une expérience, neurologique, plus ou moins longue, de stress. De ce fait, l’objectif d’un gardien des arcanes est de mener le joueur à éprouver cet état par la mise en ambiance et par la mobilisation d’une thématique et d’un problème philosophique : la place de l’homme dans le cosmos et le nihilisme. Le stress à engendrer doit être de nature à pousser la pensée du joueur à se déplacer, à s’abstraire de ses repères conventionnels, pour le forcer à regarder frontalement le paradigme proposé par Lovecraft. Le chemin menant à cette situation cathartique, lui, doit être, comme dans toute œuvre de fiction, plaisant et machiavéliquement construit pour que l’immersion et l’incarnation de la psyché du joueur dans le récit opère une suspension d’incrédulité. En d’autres termes, le joueur doit être intéressé par l’histoire, croire à sa réalité, la juger crédible, pour que la magie opère et transporte sa conscience dans l’espace où adviendra l’événement horrifique qui poussera au basculement.

 

Pour une authenticité viscérale

Pour obtenir un tel résultat, les obstacles à sa réalisation sont nombreux. Le cliché, comme le relève Lovecraft dans le même essai, est de nature à annihiler l’atmosphère recherchée, de sorte « qu’il n’y a aucune raison pour qu’il y ait le moindre traître, héros ou héroïne »[3] dans le scénario proposé, car « de tels personnages sont totalement artificiels et n’ont pas leur place dans aucun récit de fiction sérieux »[4]. « Le ton général doit être le réalisme et non le romanesque »[5]. Certes, Lovecraft parle ici des récits de science fiction se déroulant sur d’autres planètes que la nôtre. Cependant, ses recommandations et observations s’appliquent aussi à l’ensemble de ses récits horrifiques, comme en témoignent ses autres essais littéraires et philosophiques sur ces sujets.

On s’amusera sans doute des premières remarques de Lovecraft dans le célèbre Epouvante et surnaturel en littérature, dans lequel l’auteur débute sa réflexion avec une remarque qui pourrait constituer une belle attaque contre la mode des story games qui prétendent proposer une expérience forte à leurs participants. Il y fustige en effet « un idéalisme naïf et insipide qui, désapprouvant les motivations esthétiques, exige une littérature didactique pour « élever » le lecteur à un degré convenable d’optimisme béat »[6]. Remplaçons littérature par l’expression « conception de jeu » (game design) et le mot lecteur par « joueur », et nous obtenons une description du problème que posent les story games dès lors qu’ils s’attachent à construire une histoire lovecraftienne (ou d’épouvante) : les modalités de structuration du récit, les systèmes de gestion, le refus d’un rapport d’autorité entre le monde et les personnages (ou encore entre le gardien des arcanes et les investigateurs, mais c’est la même chose !), la possibilité des commentaires sur ce qui advient via le dialogue encouragé par un meneur qui interroge les joueurs au lieu de les plonger directement dans le récit et le monde fictif.

Il ne s’agit pas de dire que ces jeux ne sont pas intéressants (bien au contraire, ils offrent des expériences intéressantes), mais ils ne sont pas de nature à générer le type d’immersion attendue par ce que désigne Lovecraft et ce que permet de produire un jeu de rôle horrifique du type de L’appel de Cthulhu. En clair, dès l’instant où on sort un set de figurines, de dominos, de cartes à jouer, de pièces d’échecs, on obtient une expérience de jeu qui éloigne de l’incarnation dans une diégèse. On renforce la rationalisation, la réflexion, le calcul, et on limite dès lors « le frisson de la rumeur chuchotée au coin du feu ou du bois solitaire »[7]. Car n’en déplaise à certains analystes du jeu de rôle tels que Olivier Caïra[8], il existe des rôlistes qui recherchent l’incarnation, et ceux qui argumentent en ce sens ne parlent évidemment pas (mais il semble nécessaire de le préciser) de devenir physiquement leur avatar. L’incarnation recherchée est une interprétation qui vise à court-circuiter le regard de surplomb autant que possible pour incarner dans un récit, faire vivre et non pas se faire l’interprète de. Dans un récit collectif d’horreur, l’interprétation au sens de se faire le porte-parole d’un personnage qu’on déplace dans un contexte voue à l’échec l’entreprise de bouleversement du joueur. En revanche, l’interprétation vécue en son fort intérieur selon laquelle on travaille peu à peu, par la mise en atmosphère et la crédibilité de l’histoire et du contexte, à ressentir en lieu et place du personnage est une forme d’incarnation. Et cette incarnation est essentielle en ce qu’elle rend possible une démultiplication de la force de l’émotion ressentie qui implique, dès lors, que le jeu de rôle n’est plus un jeu (au sens du divertissement) mais une expérience esthétique (comme le proposent bien d’autres médias).

Lovecraft est clair à ce sujet dans la suite de l’essai : « on doit juger un conte fantastique non sur l’intention de l’auteur, ni sur le seul mécanisme de l’intrigue, mais sur le niveau d’émotion qu’il atteint dans ce qu’il a de moins banalement terrestre »[9]. Si nous appliquons cette affirmation au conte créé lors d’une séance de jeu de rôle, cela signifie que les conditions de réussite de la fiction horrifique reposent sur un gommage, un effacement des intentions des joueurs et du meneur, ainsi que des structurations (règles et système de résolution, gestion et enchaînement des scènes, etc). La réussite de l’expérience du choc et du vécu de l’horreur exige donc un renoncement à tout ce qui est susceptible d’alléger la violence de l’effroi.

 

Horreur et mercatique

Sauf que L’appel de Cthulhu se présente comme un produit commercial référencé, normé, et fort connu. Le capitalisme contemporain a pour principe d’intégrer au flux du capital les foyers de contestation qui s’animent en son sein, non par souci de contrôle mais simplement par optimisation de la rentabilité. C’est pourquoi, toute œuvre de fiction susceptible de frapper vivement les consciences est immédiatement déclinée en un foisonnement de produits divers qui normalisent les éléments susceptibles d’encourager l’évasion. Pire, l'iconographie proposée dans les jeux s'éloigne totalement des canons de l'épouvante, et va jusqu'à proposer ce que Lovecraft avait lui-même en horreur : l'intégration de codes de l'héroïsme, le respect de l'égalité sexuelle dans l'imagerie, des postures héroïques pour les personnages, une standardisation des phénomènes horrifiques et des créatures qu'on n'hésite plus à montrer, ad nauseam. Le travail est tellement insidieux que les admirateurs de l'écrivain finissent par ne plus voir le problème que pose l'image ci-contre... Ainsi, à l’évasion proposée par Lovecraft ou Tolkien se substitue la fuite, et par fuite, il faut entendre un choix de facilité que Tolkien critiquait dans son essai sur le conte merveilleux, Du conte de fées. Tolkien y soulignait que ce que devait s’employer à faire un tel conte, c’était encourager l’incursion dans un imaginaire de nature à nous faire éprouver des sensations et des représentations porteuses de vérités fondamentales. L’erreur de tant d’écrivains ou de critiques consistait pour lui à confondre « l’évasion du prisonnier avec la fuite du déserteur »[10]. Or, la production de myriades d’images lovecraftiennes a détruit le propos fondamental de Lovecraft. Si Cthulhu est une entité cosmique terrifiante dans la nouvelle, à l’instant même où il se retrouve sur un polo ou représenté sous la forme d’une peluche, le nihilisme cosmologique est oublié. On fuit le quotidien dans le divertissement en s'amusant avec Cthulhu, au lieu de s’évader du quotidien à bord de l’Alert pour échouer sur le rocher de R’lyeh dont l’exploration nous conduira à questionner nos paradigmes.

Dès lors, que peut un gardien des arcanes pour engendrer une évasion dans un récit d’épouvante pour se garder d’une simple fuite divertissante, attendu que la plupart des joueurs portent sur le torse quelques tentacules roses ou, dans le meilleur des cas, récitent Lovecraft dans le texte comme un mantra ? Si la culture des geeks ou des nerds a un effet anesthésiant pour la puissance contestataire (puisque les dites cultures embrassent les symboles de la littérature ou du cinéma comme des identités et des objets de plaisir), le meneur de jeu désireux de mettre en scène une histoire horrifique doit trouver le moyen de contourner les attendus, les clichés, l’imagerie commerciale ou amusante. Il lui faut aussi briser les attendus des connaisseurs de la littérature lovecraftienne, ce qui constitue en soi un sacré paradoxe : faire un récit dans les mondes de Lovecraft sans que les joueurs ne s’attendent à y trouver les figures habituelles des récits de Lovecraft !

Là où des jeux horrifiques conseillent de produire des mythologies à part entière (Silent legions), ou de rendre chaque créature unique (Lamentations of the flame princess), ou encore de ne rien révéler du cadre de jeu proposé (Kult), L’appel de Cthulhu souffre de son propre titre, comme tous les autres jeux se déroulant dans le même contexte. Dire que l’on va jouer à L’appel de Cthulhu, c’est déjà court-circuiter l’intention lovecraftienne, de sorte que le meneur de jeu devrait, soit ne pas révéler la thématique du jeu en présentant simplement un scénario horrifique (même si les années vingt peuvent trahir cette intention), soit utiliser Lovecraft comme une inspiration, mais en aucun cas comme une référence. Pratiquer un jeu de rôle dans les univers de Lovecraft, c’est alors œuvrer avant toute chose à construire une expérience collective, atmosphérique et nihiliste, dans laquelle les figures récurrentes de ces mondes ne sont plus des attendus et des éléments requis. Un tel travail débouche alors, inexorablement, sur l’élaboration, par le meneur de jeu, de son propre univers.

 

[1] Entretenir une ambiance lourde et abominable dans L’appel de Cthulhu, Jeux Descartes Plus, Numéro 1, 1992, https://www.tentacules.net/index.php?id=336

[2] H.P. Lovecraft, Quelques commentaires sur la fiction interplanétaire, p.1075, Trad. Philippe Gindre, Ed. Robert Laffont, Coll. Bouquins

[3] Ibid., p.1077

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] H.P. Lovecraft, Quelques commentaires sur la fiction interplanétaire, p.1065, Trad. Simone Lamblin, Ed. Robert Laffont, Coll. Bouquins, Volume 2

[7] Ibid

[8] Jouer des génies, Olivier Caïra, Conférence Orcidée, https://www.youtube.com/watch?v=skvIV9qkb-M&t=347s

[9] H.P. Lovecraft, Quelques commentaires sur la fiction interplanétaire, p.1067, Trad. Simone Lamblin, Ed. Robert Laffont, Coll. Bouquins, Volume 2

[10] J.R.R. Tolkien, Du conte de fées, in Les monstres et les critiques et autres essais, p.263, Coll. Agora, Ed. Pocket, Trad. Christine Laferrière

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