Quel est le propos de L'appel de Cthulhu ? (2/x)

  • Peathryn Loat
  • jeux

Pourquoi des règles de santé mentale ?

(suite de l'article 1, ici)

 

Jusqu’à la sixième édition de L’appel de Cthulhu, la description du système consacré à la santé mentale occupait l’essentiel des règles de gestion du manuel. Le livre décrivait ainsi la manière de traiter les cas de frayeur, ainsi que leurs conséquences sur le court terme et le long terme. Le fait est que bon nombre de nouvelles de Lovecraft présentent des personnages gagnés par la folie, qu’il s’agisse d’individus gagnés à la cause d’un certain mal comme Wilbur Whateley, ou de protagonistes confrontés aux révélations insoutenables comme le narrateur de L’appel de Cthulhu. Il est donc logique de supposer que les investigateurs finiront tués ou fous.

 

Devenir fou

Qu’entend-on par fou, dans L’appel de Cthulhu ? Il ne s’agit pas d’être simplement atteint d’une ou plusieurs pathologies. Une névrose, un comportement psychotique, ne sont pas des attributs contractés par les antihéros de Lovecraft. La folie est chez Lovecraft un état d’anormalité radicale, monstrueuse, qui conduit un personnage à ne plus pouvoir s’intégrer au reste de ses congénères, incapable de communiquer, de s’insérer socialement et de maintenir une capacité à l’empathie, au souci de soi ou à l’interaction. Le fou lovecraftien est catatonique ou hystérique, il est en sidération définitive sans espoir de rémission. Les romans de Lovecraft n’ont pas pour thème la folie qui n’est qu’une conséquence secondaire de ce qui advient, à savoir la réalisation angoissée devant le nihilisme d’un cosmos écrasant. L’appel de Cthulhu n’est pas un jeu sur la folie. On peut donc s’étonner que les règles proposent tant d’éléments en rapport avec la psychanalyse, même si Lovecraft s’intéressait de près aux travaux de Freud. On voit mal un personnage de ses romans entamer un traitement pour se soigner, et dire ensuite : « j’étais presque fou mais je me sens mieux, dorénavant, reprenons l’aventure ».

Sans doute faut-il voir là le souci de répondre au problème de l’inéluctabilité de la descente des points de santé mentale plutôt qu’un souci de réalisme. Même si les scénarii du jeu proposaient généralement des gains de santé mentale en cas de succès (ce qui, encore une fois, paraît peu lovecraftien), la baisse apparaissait inéluctable, et la possibilité d’un traitement médical offrait un sursis aux joueurs, telle une potion de soins, à la condition de suivre la cure sur plusieurs mois. Mais on aura rarement vu, dans les campagnes de L’appel de Cthulhu, des joueurs s’acharner à faire suivre à leurs personnages des thérapies de groupe. Par conséquent, les règles de santé mentale portent essentiellement sur les pertes ponctuelles, la baisse de la jauge conditionnée par une rencontre dans l’histoire et un jet de dés malheureux. Cette jauge évalue la sanity, c’est-à-dire la tendance du personnage à rester sain d’esprit, un score bas n’indiquant pas un état de folie mais bien un risque accru de devenir fou, autrement dit une fragilisation.

 

Gérer la folie

Dès lors, l’effet produit par ces structurations du jeu concerne d’une part les limites imposées à la fiction (un personnage qui devient fou n’est plus jouable), d’autre part la simulation du choc mental occasionné par la rencontre avec l’indicible. Dans le premier cas, cela crée une dangerosité, la promesse d’une fin sombre, un caractère inéluctable, et dans le second cas, cela conduit le joueur à réaliser que son personnage a été marqué par quelque chose et qu’il lui faudra en tenir compte dans sa manière de jouer. La peur, en jeu, ne provient pas du constat d’une jauge de santé mentale en train de baisser. Bien entendu, on pourra objecter que le joueur a peur pour son investigateur qu’il voit lui échapper peu à peu, renforçant d’une certaine manière le sentiment d’impuissance. L’objection est à retenir, mais elle ne concerne qu’un sentiment de peur dissocié de l’incarnation dans la diégèse. Car dans ce cas, le joueur n’a pas peur comme s’il vivait ce que vit son personnage, il a peur pour son personnage dont il gère l’existence. En d’autres termes, la peur générée par une jauge dont les points descendent est une peur inscrite dans une approche de gestionnaire, et non une approche d’incarnation, de simulation de vie dans un environnement fictif.

Par conséquent, la précision de système de jeu prend tout son sens dans l’optique de sessions qui auraient pour but de jouer pour voir ce qui advient des investigateurs en restant extérieur à leur vécu, sans travailler à ressentir ce qu’ils ressentent mais en les faisant évoluer de l’extérieur, comme des pantins dont on s’amuse à voir les évolutions de vie et qu’on essaie de pousser sur le chemin d’une énigme. Cependant, le travail de simulation et de calcul de jauge de points peut sembler dommageable si le but du jeu est d’immerger les joueurs afin qu’ils ne se dissocient plus de leur personnage dans le temps de l’incarnation et que le vécu du personnage soit aussi le leur, sans vision de surplomb ni gestion. Dès lors, si le but recherché consiste à faire vivre viscéralement aux joueurs l’expérience des antihéros des nouvelles de Lovecraft, faut-il conserver des règles de gestion de la santé mentale ? En France, deux écoles de pensée s’affrontaient sur ce sujet dans les années quatre-vingt.

 

Incarner la folie

La première proposait de s’affranchir totalement des règles de gestion pour jouer sans règles. Dans ce cas, la tâche des joueurs consistait à travailler le plus possible l’incarnation du personnage pour rester au plus près de ce qu’il était sensé être et ressentir. Une situation horrifique amenée par le meneur par une ambiance adéquate (nous reviendrons ultérieurement sur la question de l’atmosphère) et un méta-jeu réduit à son minimum (par méta-jeu il faut entendre les commentaires extra-diégétiques) était ainsi vécue immédiatement par les joueurs devenus leurs personnages. La sensation de peur pouvait s’emparer d’eux s’ils se laissaient aller à cette émotion et ne la refusaient pas. Un travail de réflexion entre les sessions de jeu pouvait le cas échéant aider à recadrer et réfléchir sur la pertinence de telle ou telle interprétation du rôle et de l’attitude de l’investigateur afin d’améliorer l’incarnation future et prendre acte des traumatismes passés. Cette approche du jeu de rôle conduisait donc à s’affranchir pour une bonne part des règles pour favoriser l’immersion incarnée, le joueur faisant son possible pour manifester avec honnêteté l’effondrement progressif de son esprit. Le meneur de jeu avait alors la possibilité de conserver des règles de gestion derrière son paravent (à la manière de Hurlements ainsi que les règles de ce dernier le proposaient), ou faire fi de ces règles pour faire évoluer le monde en fonction des propositions des personnages et à partir de son bon sens (à la manière de Hurlements ainsi que la plupart des groupes de jeu le pratiquaient au début des années quatre-vingt dix, Jean-Luc Bizien en tête).

La deuxième école insistait pour que la santé mentale soit tout de même évaluée et jaugée. Le joueur incarnait son personnage, mais lui ou le meneur avaient pour responsabilité de tenir à jour l’état d’avancement des conséquences des traumatismes. Dans ce cas, les règles de gestion étaient là pour rappeler au joueur dans quel état était son personnage, et elles ne visaient pas à lui faire éprouver l’horreur mais bien à lui donner une ou deux clefs de compréhension de ce qui se passait pour lui. En clair, il s’agissait d’un guide pour mieux jouer. De fait, certains joueurs pouvaient avoir tendance à refuser la descente aux enfers et, bien que jouant volontairement à L’appel de Cthulhu, ils s’efforçaient de ne pas sombrer dans une folie destructrice. Il était ainsi fréquent et logique de voir ces joueurs vivre la peur, simuler celle-ci, mais conserver constamment des personnages relativement sains d’esprit. La jauge et les pathologies occasionnées par des pertes trop violentes et rapides avaient ainsi pour fonction de les pousser à accepter la réalité biologique qui s’imposait à eux : leur cerveau était affecté et il leur fallait en tenir compte.

 

Des règles contingentes

Il n’y a pas lieu ici de trancher entre les deux écoles pour qui veut favoriser dans ses séances de jeu une immersion incarnée. Il faut simplement tenir compte de la distinction entre les deux approches et comprendre que chacune a ses vertus et correspond à des attentes différentes selon les pratiquants ou les groupes de jeu. C’est tout le sens de la phrase présente dans les règles des jeux de rôle, si souvent décriée (et surtout incomprise !) : « si des règles ne vous plaisent pas, vous pouvez les modifier ou ne pas en tenir compte ». Un livre de jeu de rôle, malgré ses caractéristiques esthétiques, demeure un manuel, un outil, un ensemble de recommandations et de propositions, c’est un guide pour les metteurs en scène et les acteurs du drame à venir. A ce titre, aucune des recommandations n’est indispensable puisque le meneur de jeu et les joueurs peuvent participer à des aventures lovecraftiennes avec des approches et des attentes différentes, tout en respectant l’essentiel des caractéristiques de l’œuvre originale. C’est pourquoi les règles de L’appel de Cthulhu demeurent des propositions modulaires. Les règles de folie sont là comme autant d’outils à destination des joueurs. Elles ne font pas ressentir la peur éprouvée par les personnages lovecraftiens, elles sont là pour aider à l’incarnation et à la production de la diégèse. La peur, elle, est produite par quelque chose qui ne peut pas être inscrit dans les règles. Le prochain d’article s’attachera à expliquer pourquoi, et s’interrogera sur la manière de générer en session de jeu une angoisse à l’image de celle induite dans les nouvelles de Lovecraft.

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