Quel est le propos de L'appel de Cthulhu ? (1/3)

  • Peathryn Loat
  • jeux

L’appel de Cthulhu est-il un jeu d’investigation ?

(suite de l'article d'introduction, ici)

 

Dès sa première édition, L’appel de Cthulhu s’est présenté comme un jeu d’enquête fantastique. Si toutes les nouvelles de Lovecraft ne fonctionnent pas selon ce paradigme (on pensera à des récits comme Je suis d’Ailleurs), nombre d’entre elles comportent des personnages du commun confrontés à un événement qui les amènera à rechercher, lire, questionner et explorer. La plupart des scénarios proposés dans les suppléments et les magazines offrent cependant une investigation calquée sur les enquêtes de la littérature policière, et on ne compte plus les histoires dont la trame ressemble à un roman d’Agatha Christie, les personnages se demandant qui est suspect, qui a tué, le but étant d’élucider une énigme et de remonter le fil des événements antérieurs à l’action. Certes, certains auteurs se sont affranchis de ce modèle, préférant des aventures plus rocambolesques à l’instar de campagnes pour globe-trotters qui n’ont pas grand-chose à voir avec le contenu des nouvelles de Lovecraft, ou proposant des résolutions musclées en confrontant les personnages à des parrains de mafia désireux de réussir leurs affaires avec l’appui de créatures cosmiques.

 

Les problèmes de mécanique

Pour appuyer ces intentions, les livres de L’appel de Cthulhu ont proposé des règles de résolution des actions, des compétences dont une partie relevait de la perception, une autre de l’interaction, une autre de l’action musclée et une autre des connaissances acquises. Une partie des règles et des recommandations se préoccupent de l’investigation. Elles offrent des outils pour résoudre des dilemmes lorsqu’il semble difficile au meneur et aux joueurs de décider si un secret est obtenu ou un indice découvert. Bon nombre de meneurs de jeu ont commis l’erreur de ne pas lire les règles proposées, et ce dès les premières éditions. De fait, nous y reviendrons, il est parfaitement possible de s’affranchir de ces règles pour proposer de l’investigation intéressante, mais dès l’instant où le meneur choisissait de suivre les prescriptions du manuel de jeu, il lui fallait prêter attention à une petite phrase qu’une multitude de tables semblent avoir oublié avec le temps : « La réussite d’actions ordinaires, accomplies dans des conditions stressantes ou nécessitant une concentration particulière, exige un jet de dés ».

Cette seule phrase suffit à invalider l’avant-propos de Kenneth Hite dans Trail of Cthulhu (même si le système Gumshoe est, par ailleurs, intéressant à plus d’un titre). Hite dit en effet la chose suivante : « L’appel de Cthulhu est un excellent jeu qui s’appuie sur des enquêtes, le recueil d’indices plutôt que de trésors. […] Détective Gumshoe existe afin de résoudre un problème reproché à L’appel de Cthulhu : un mauvais jet de dé peut mettre fin à l’aventure. Vous ne trouvez pas le journal, donc vous ne découvrez pas le sort, donc soit Arkham est détruite, soit le Gardien improvise rapidement et fait apparaître, plus ou moins adroitement, le journal ailleurs. » Or, dans L’appel de Cthulhu, il ne faut tester les compétences d’investigation que dans le cas où l’investigateur est mis sous pression, par exemple lorsque les policiers tentent d’entrer dans la demeure où il s’est introduit et qu’il lui faut brièvement examiner les murs d’une pièce pour trouver le recoin où est caché un livre. Si l’investigateur a tout son temps, c’est le joueur, par ses descriptions, qui a pour devoir de décrire chacun des gestes de son personnage et le meneur, en fonction de ce récit, donnera automatiquement l’indice dès lors que le personnage passe à proximité de celui-ci. Si le scénario exige que le livre ou l’indice soit découvert, pourquoi le meneur de jeu a-t-il posé que les policiers arrivaient aussi vite à la demeure ? De même, pourquoi le livre est-il dans un endroit aussi inaccessible s’il a tant d’importance ?

Autrement dit, la réponse de Gumshoe, qui consiste à proposer au joueur de dépenser des points de compétence pour obtenir l’indice automatiquement par l’approche qui lui sied le mieux ne constitue pas un système absurde en soi mais ne répond pas à un manque de L’appel de Cthulhu pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas de manque sur ce plan là dans la règle de ce dernier. Les dés ne sont jetés que dans le cas où l’issue de l’entreprise est indécidable du fait d’un trop grand nombre de paramètres à prendre en compte dans un laps de temps court et une tension nerveuse importante.

Toutes les compétences du jeu fonctionnent sur le même principe. Jamais un personnage disposant de 43% en chirurgie n’aura besoin de lancer les dés pour extraire une balle de la cuisse d’un blessé. En revanche, en contexte de traque et dans un environnement instable, le chirurgien devra jeter les dés pour voir s’il parvient à mobiliser son savoir qui, à 43%, est celui d’un jeune professionnel (donc extrêmement compétent). Qu’on cesse donc de lancer les dés pour savoir si, en allant à la bibliothèque municipale, le personnage trouve ou non le livre consacré à ce qui l’intéresse, et la bonne page : l’extrait y est ou non, le joueur décrit comment son personnage s’y prend, et s’il n’est pas poursuivi pendant son exploration de la bibliothèque, le personnage n’a pas à se concentrer ou à stresser outre mesure.

Par conséquent, la narration n’a aucune raison d’être arrêtée par un indice manquant par la faute du système de jeu. Maintenant, on peut se demander si la forme même des scénarios proposés pour L’appel de Cthulhu n’est pas elle aussi problématique puisqu’ils consistent généralement en une enquête. Pourquoi cet attachement à l’investigation ?

 

Pourquoi l’enquête ?

Une séance de jeu de rôle prenant la forme d’une enquête a de nombreux avantages. Elle est ludique et propose aux joueurs de résoudre une énigme en mobilisant leurs compétences intellectuelles. Elle implique donc une forme de défi et maintient l’intérêt. Elle a d’autre part le mérite de structurer le temps de jeu, chaque scène jouée correspondant à la visite d’un lieu ou d’un protagoniste, comme dans les livres de Gaston Leroux ou d’Agatha Christie : une scène est une avancée sur le fil de l’intrigue. A la différence d’un donjon où la narration est continue et resserrée sur un espace clos et immense, l’enquête n’est pas un labyrinthe à explorer, le danger n’est pas partout et elle laisse aux personnages la possibilité de souffler, de gérer eux-mêmes le temps et le rythme du récit dans lequel ils s’inscrivent. Et puisqu’un tel format étire la ligne de temps et se joue dans un espace ouvert, l’opportunité est toujours laissée au meneur de jeu pour faire intervenir des personnages extérieurs et corriger à loisir le fil de l’intrigue, ou encore recadrer le rythme du récit en décidant des ellipses ou en s’adaptant aux attentes des personnages.

Pourtant, cette approche commune et habituelle des séances de L’appel de Cthulhu n’est en rien lovecraftienne, et ce n’est pas un hasard si Lovecraft ne choisit presque jamais ce mode de narration : l’enquête ne favorise pas l’horreur et l’épouvante, elle favorise plutôt le mystère, le secret, l’énigme, l’étonnement. Les personnages de ses nouvelles ne sont pas des investigateurs qui, à la suite d’un événement déclencheur, se mettent à se renseigner à droite et à gauche pour lever le voile sur un mystère. Ils ne sont pas davantage des individus invités à une soirée mondaine au cours de laquelle une mort surviendra, ni les invités de la lecture d’un testament ou les témoins fortuits d’un règlement de compte. Pourtant, combien de scénarios écrits pour L’appel de Cthulhu faisaient-ils une telle proposition ?

Dagon est le récit d’un homme à la dérive. Par-delà les montagnes hallucinées est le récit d’une exploration qui tourne mal. Le cauchemar d’Innsmouth est une quête personnelle de ses origines sur fond de tension constante. L’appel de Cthulhu est une série de témoignages sur les activités d’adorateurs ou les témoins d’une horreur cosmique. L’abomination de Dunwich est le récit d’événements qui conduisent des universitaires à user d’une magie pour bannir une monstruosité. Dans chacune de ces nouvelles, le commencement est toujours une mise en garde, l’annonce de quelque chose de terrible, l’auteur nous plonge toujours dans un monde dangereux qui n’a rien de quotidien. En outre, la fin nous conduit systématiquement à une révélation sans résolution suite à la prise de conscience de ce qu’il s’est passé (la présence du Shoggoth, l’identité du père de l’abomination, l’ascendance du héros perdus dans Innsmouth, la prise de conscience que Cthulhu va venir, etc…). La quasi-totalité des nouvelles de Lovecraft fonctionnent selon ce paradigme. Dès lors, si L’appel de Cthulhu se prétend être un jeu de rôle lovecraftien, il se doit de considérer la structure des nouvelles, leur tonalité et leurs composantes, parce que la forme aussi bien que le contenu sont porteurs d’un même sens : l’homme, abrité dans sa normalité, sera tôt ou tard confronté à l’écrasant nihilisme manifesté dans les forces du cosmos contre lesquelles il ne peut rien. L’horreur provient de la découverte progressive que le quotidien n’est qu’un vernis qui protège notre esprit d’une vérité insoutenable, et celle-ci va se dévoiler peu à peu sous les yeux d’un protagoniste malheureux.

 

L’investigation est-elle en contradiction avec les écrits de Lovecraft ?

Sauf que ce dévoilement ne se fait pas, chez Lovecraft, par le prisme d’une enquête. Celle-ci reste pratique pour inscrire un groupe de personnages dans l’action et les confronter à un problème. On comprend donc que Sandy Petersen ait privilégié ce mode de jeu. Mais le découpage de l’investigation, sa nature hasardeuse et peu recentrée, la part qu’elle laisse aux tergiversations quant à l’action à entreprendre au lieu de focaliser les discussions entre les personnages sur ce qu’ils vivent, tout cela détourne le dynamique du récit de ce vers quoi il devrait tendre : l’irruption de l’épouvante, la confrontation au nihilisme et au matérialisme par la remise en question des valeurs et des croyances.

Il y a pourtant une forme d’investigation dans les écrits de Lovecraft. Les explorateurs de Par-delà les montagnes hallucinées inspectent des lieux et font des analyses biologiques. Les universitaires confrontés à L’abomination de Dunwich lisent quelques tomes et se renseignent sur le passé de Wilbur Whateley. L’inspecteur Legrasse suit la piste de sectateurs dans L’appel de Cthulhu. Par conséquent, il est légitime de conserver des règles pour tester des compétences en situation de stress pour marquer la difficulté éprouvée par les personnages et les confronter à la possibilité de l’échec, de la mort ou plus simplement de l’urgence. Simplement, ces compétences permettent toujours de mieux saisir la portée du problème, pas de parvenir au bout du récit. Ainsi, ne pas obtenir assez d’informations sur la nature des Choses Très Anciennes dans Par-delà les montagnes hallucinées n’est pas dommageable à l’avancée du récit, c’est un ajout qui participe à l’ambiance mais qui n’empêche pas l’irruption ultérieure de l’horreur.

Pour autant, il serait dommage que les investigateurs n’obtiennent pas les connaissances scientifiques leur permettant de mieux comprendre ce que sont les créatures. Certes, un personnage peut rater un jet de compétence pour déterminer leur composition physiologique. Mais le paradoxe tient en ce point que l’échec de la tentative n’a absolument aucun intérêt pour l’histoire, qu’il n’y aucun intérêt à échouer. Dès lors, à quoi sert la compétence biologie ? Elle permet simplement de mesurer l’expertise d’un personnage, et d’indiquer au joueur que c’est à lui d’entreprendre les recherches dont les résultats lui sont assurés. L’appel de Cthulhu n’est pas un jeu de défi, sa finalité ne consiste pas dans le fait de découvrir si les personnages comprendront ou non de quoi est composée une créature, puisque tout l’intérêt provient du fait qu’en comprenant cette composition, ils réaliseront qu’ils ne sont pas les seules créatures intelligentes de l’univers, et entreront alors dans la véritable crise. Autrement dit, la crise dans un tel jeu de rôle ne provient pas de la difficulté à trouver un indice mais dans ce qu’implique cet indice pour l’état d’esprit du personnage.

C’est pourquoi les compétences ne servent qu’à décrire ce que sait faire un personnage et à pousser le joueur à user de ses capacités pour faire avancer le récit. Les tests de compétence ont pour fonction de maintenir une tension nécessaire afin que les joueurs soient également à l’affût des limites de leurs propres personnages. Mais si le but d’un groupe de joueurs est de vivre des histoires typiquement lovecraftiennes, l’essentiel du jeu ne devrait pas consister dans le défi de compétences et ne devrait pas se focaliser principalement sur l’arborescence d’une enquête. L’ensemble devrait consister en une aventure dramatique et épouvantable. Or une aventure n’implique pas nécessairement du rocambolesque, comme en témoigne la nouvelle Dans l’abîme du temps qui commence par les affirmations suivantes : « On peut espérer que mon aventure fut en tout ou partie une hallucination – à cela, en effet, il y avait de nombreuses raisons. Et pourtant, le réalisme en était si atroce que parfois tout espoir me paraît impossible. » L’aventure est l’immersion dans un environnement dans lequel des événements vont amener un personnage à quitter le quotidien, l’habitude et la normalité. Et de ce point de vue, une enquête n’est souvent pas une aventure, parce qu’elle détruit, justement, la tension de poursuite, l’atmosphère haletante, l’immersion. Enquêter offre aux investigateurs de s’abstraire d’une situation, de gérer leur rythme, de souffler, de voir en surplomb, d’émerger pour garder un contrôle relatif sur les événements. Ce n’est pas nécessairement antinomique avec un récit d’horreur (Angel heart d’Alan Parker en est un exemple frappant, puisque l’enquête a, dans ce cas précis, pour fonction de plonger dans les méandres d’une psyché jusqu’à l’épouvante finale), mais l’épouvante lovecraftienne n’est pas une horreur psychologisante ou semblable à un thriller.

Lovecraft ne place pas d’indices dans ses récits, il n’y a pas de coupable à trouver, ni de trésor à découvrir. Les anti-héros de ses histoires ont toujours les compétences qu’il leur faut, et celles-ci ne sont pas particulièrement mises à l’épreuve. Par conséquent, un jeu de rôle lovecraftien n’a pas à insister sur la réussite ou l’échec, ce n’est généralement pas son propos sauf cas très particulier (puisqu’après tout, Armitage et ses amis auraient pu échouer à bannir L’abomination de Dunwich). Ainsi, le point névralgique d’une diégèse de L’appel de Cthulhu consisterait plutôt dans les points de bascule dramatique, les moments de confrontation psychologique à l’horreur, et ce n’est pas un hasard si le jeu propose un système de gestion de la folie plus détaillé que le reste des règles dans ses six premières éditions anglaises. Nous allons donc nous interroger, dans le prochain billet, sur l’intérêt des règles de santé mentale afin d’explorer la pertinence de la proposition de L’appel de Cthulhu pour qui veut vivre une aventure dans les mondes d’Howard Phillips Lovecraft.

La suite, ici.

 

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